A 3571 mètres d'altitude se trouve la plus haute construction d'Europe, l'Observatoire du Sphinx, dans les Alpes Bernoises. Il est utilisé depuis 1931 comme station d'étude météorologique et astronomique entre autres. Nous nous y sommes rendus avec N, S et P pour aller au sommet de sa coupole d'astronomie et voir autrement la conquête des hauts bâtiments. Loin des habituels gratte-ciels, le Sphinx est petit par la taille, mais l'altitude à laquelle il se perche lui fait battre tous les records, au croisement des disciplines d'escalade urbaine et montagnarde. Son sommet est voisin de la fameuse "Eiger Nordwand", la face nord de l'Eiger, dernière face nord conquise dans les Alpes, terrifiante de difficulté en matière d'alpinisme et qui a couté la vie à de nombreux grimpeurs. 
Derrière, au loin, l'Eiger face Nord.
Derrière, au loin, l'Eiger face Nord.
Nous commençons par découvrir le paysage suisse aux alentours de Grindelwald. Une fois au Jungfraujoch, le Sphinx, il faut trouver un point de chute pour passer la nuit et éviter le blizzard, qui complique notre projet initial, une nuit en haute altitude sur glacier. En journée, c'est un endroit touristique., le Sphinx comporte un parcours de visite et d'accès au panorama distinct du complexe scientifique. L'intérieur de la montagne est percé de veines qui forment un réseau d'escaliers, d'ascenseurs et de couloirs permettant l'entrée, via le plus haut train d'Europe, au complexe souterrain du Sphinx dominé par l'ouvrage et sa coupole métallique d'observation des astres.
 A notre arrivée, nous constatons que l'accès à la plateforme d'observation est interdit : le vent est trop fort, la neige et les chutes de glace présentent un risque trop important pour les visiteurs: nous sommes privés de notre repérage. Nous n'avons aucune idée de comment escalader pour arriver jusqu'à la coupole, et les conditions climatiques amenuisent nos chances de réussir l'ascension sans prendre d'immenses risques: Les prises potentielles sont glissantes, gelées et enfouies sous une couche épaisse de neige, et nos chaussures et nos habits réduisent l'amplitude des mouvements. A enlever les gants, l'engelure est garantie et à les garder, on peine à appuyer sur un simple bouton pour déclencher une photo, sans parler de faire décoller un drone ! Le vent nous fait perdre l'équilibre sur le glacier, qui se situe pourtant bien au dessous du Sphinx ! 


La question se pose alors logiquement de redescendre en bas et de revenir à une période ou le temps sera plus clément. Alors même qu'on réfléchit dans le blanc du glacier, un personnage agite ses bras à la porte de la montagne, et nous fait signe de rentrer à l'abri du blizzard. La zone est déserte. Il nous explique qu'ils ferment l'accès, et que le dernier train va bientôt partir. Sans discuter entre nous, nous le doublons avec nos sacs suspectement chargés pendant qu'il ferme une à une les portes vers le monde extérieur, condamnant visiblement notre projet de sortir au lever du jour pour escalader. 
Sans trop réfléchir, nous marchons rapidement pour le distancer et nous engouffrons dans une zone déjà plongée dans le noir. Les lampes allumées, on cherche un recoin pour se cacher et l'on cesse d'agiter l'équipement bruyant qui nous sépare du froid. Les lampes sont éteintes.  On entend des pas sur le métal et la glace, puis des bruits de contacteurs électriques. Le noir est complet. Le garde a du penser que nous nous sommes rués dans le dernier train. Pendant quasiment deux heures, personne ne bouge. La montagne bruisse, mais rien qui ressemble de près ou de loin à un humain. Les employés ont eux aussi quitté le ventre de la géante pour dormir à basse altitude. Les murs craquent et résonnent : la glace est vivante.
Dans le nid gelé que nous trouvons pour manger un peu, la température est négative. 
Le mal des montagnes ou Mal aigu des montagnes se caractérise par une série de troubles qui se présentent en haute altitude, à partir de 2500 mètres au dessus du niveau de la mer, et qui ont pour origine la baisse de la pression et de l'oxygène dans l'air. Si l'on monte trop vite, trop haut sans être acclimaté, on en subit au bout de six heures d'exposition les symptômes typiques : Mal de crâne, divagation, confusion, nausée, essoufflement, perte d'appétit et grande fatigue.
J'avais, à mesure que le temps passait, la sensation que ma tête était très légère et, en forçant mon allure avec mon sac sur le dos, je me trouvais étourdi, léger, amorti. Les premiers signes se faisaient sentir. En cas de mal des montagnes, deux solutions : soit l'on s'acclimate progressivement, en plusieurs jours ou semaines, laissant le temps au corps de faire le plein de globules rouges pour mieux résister aux conditions atmosphériques d'altitude, soit on redescend, et d'urgence si la nausée s'intensifie. La redescente était totalement impossible avant le lendemain, alors il fallait faire avec pour toute la soirée et la nuit: pas de nausée en vue. Pour la migraine, le doliprane nous aidera à sauver la mise. Nous nous sommes mis à déambuler dans un grand palais des glaces, sculpté par les suisses dans la montagne. Et nous l'avons pour nous tous seuls.
Fatigués par l'altitude et les retournements de situation (sans compter le trajet depuis la France et la nuit blanche de la veille à Paris) nous nous sommes mis en tête de trouver un coin où coucher, le labyrinthe de glace étant beaucoup trop froid pour y demeurer plus longtemps. Après un moment passé à serpenter en évitant les caméras et les systèmes de sécurité suisses, nous avons trouvé un endroit reculé, à l'abri du parcours de visite et donc, de la potentielle ronde de sécurité, dont nous ne verrons cependant pas la moindre trace durant la nuit: surveiller une montagne pour la protéger des envahisseurs n'a jamais été le fort des suisses, et à presque 3600 mètres d'altitude en plein hiver, il faut pas déconner. Sous une maquette en carton-pâte et un drapeau rouge et blanc, nous installons notre campement de fortune : il fait un ou deux degrés, contre moins quinze minimum dehors; c'est déjà ca de pris. La maquette fait figure de prix d'originalité dans l'absurde : pour les quatre français en récompense, une nuit de migraine sans rien d'autre à voir qu'un drapeau planté devant un papier peint et une boite de doliprane vide ! 
La "nuit" fut en réalité une série de siestes de 20 minutes à une heure ponctuées de prises de doliprane pour alléger la sensation que le cerveau pousse sur les parois du crane en palpitant, prêt à s'enfuir par la moindre brèche. Merci, N, d'avoir amené ces délicieux fromages, j'ai été le seul à garder mon appétit et j'ai pu en profiter pour les déguster dans notre cinq étoiles improvisé.
Le lendemain, bien avant le lever du jour, on boit un café et l'on marche en rond pour faire passer la nausée du manque de sommeil et de la montagne. Pendant que le noir vire au bleu, puis au blanc, on discute, on plie les duvets avec nos voix éraillées par le froid, on rit en pensant à la porte fermée qui nous attend probablement.
Nous partons en laissant les choses comme elles l'étaient avant notre passage, et nous déambulons dans les couloirs de pierre déserts : le Sphinx nous attend.
Nous parvenons à accéder à la terrasse qui nous sépare de la coupole. Noyée dans le blizzard, elle ressemble au pont d'un bateau dans la brume. Les stalactites ne suivent pas la gravité mais le sens du vent, et font des moustaches blanches au porte-avions métalliques cloué sur la crête. 
Je parviens jusqu'en haut. La vue est à couper le souffle. J'avance très doucement, l'effort a noyé ma bouche dans une salive au gout de sang ferré. Je déblaie chaque barreau avant d'y poser le pied, le vent m'empêche de me tenir complètement debout. Je marche, un peu ahuri, et je prends quelques photos du pourtour de la coupole. N lance le drone depuis le pont, la veille je l'ai entendu dire dans son duvet "si je le perds tant pis, si on y arrive demain je le lance".
 Quelques photos à ramener en France comme des plumes tombées du ciel, attrapées le bras tendu. Mon appareil photo s'éteint. En fin de compte, je me retrouve tout seul en haut. Je m'assois, emmitouflé et vraiment épuisé, et je regarde les trous de vers dans les nuages, qui dévoilent le monde en bas par petites taches noires dans la fumée laiteuse. J'ai l'impression d'être de l'autre coté de l'espace. On vante souvent les mérites des beaux panoramas, leurs bienfaits pour les vertus humaines, la méditation qu'ils inspirent, soufflant dans l'oreille du voyageur qu'il doit repenser sa place au monde. Mais souvent, une fois en face, on les observe un temps comme une photo lointaine et creuse, et l'on sent qu'on manque le principal. On sourit, mais l'on sait qu'on a pas trouvé ce qu'on était venu chercher. En haut du Sphinx, aucune question; je m'étais résigné à rester en bas, alors je me sens libre sur le dôme : mon cerveau est éteint, Une onde de plaisir me traverse physiquement, précédant toute pensée: le bénéfice de se trouver en haut est immédiat, puissant, et la meilleure manière de lui rendre un hommage fidèle, c'est de ne pas commenter ce moment. A-t-on besoin d'y ajouter des mots? Non. Il suffit d'y être. 
Un compagnon à quatre ailes me rejoint, entracte dans l'expérience mystique. Derrière son œil de cyclope, je pense à N, S et P qui doivent me sourire, quelques dizaines de mètres en bas tout au plus. Nous sommes ensembles, mais très loin les uns des autres. La machine tend un fil d'Ariane, j'agite la main pour qu'elle leur transmette mes salutations fraternelles, et je me replonge dans le coton glacial un court moment. J'ai l'impression de ne plus exister, d'être inutile dans cette neige, et cette sensation me soulage. Je profite du satori. Le froid empêche les pensées de gâcher la plénitude. Le drone a disparu dans la stratosphère.
C'est une sensation qui me parle la première. Un message : les mains ont froid, il faut partir. En m'enfuyant, je prends deux photos sous la carcasse du monstre. Sans le ciel au dessus de la tête, les choses perdent de leur éclat. Ces bâtiments fonctionnels et scientifiques sont comme les gens, la vue de leur profil est plus ragoûtante que celle de leurs entrailles, je suppose. 
Les entrailles.
Les entrailles.
Les entrailles.
Les entrailles.
    Merci beaucoup d'avoir lu cette aventure. Je suis joignable par mail ici ou par telegram si vous souhaitez me contacter.  N'hésitez pas à voir les photographies et vidéos prises par mes camarades, notamment les fameux plans au drone, bravo au pilote! Sur instagram : 
@i.hate.nico
@6thDim
@Pantoneparis


C'est à eux que je dédie cette rubrique un peu spéciale ;)

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